Lorsque l’on évoque la musique électronique en France, on
pense instinctivement à la french touch des années 1990 et 2000 ou, pour
les plus téméraires, aux expérimentations électro-acoustiques pionnières de
Pierre Schaeffer et Pierre Henry. Pourtant, à partir des années soixante-dix, parallèlement
aux recherches abruptes de l’INA-GRM (Groupe de Recherches Musicales), une
génération de musiciens entreprend l’exploration des nouvelles possibilités
offertes par les synthétiseurs. La musique électronique s’extirpe du champ
strictement savant pour se diffuser auprès de jeunes gens réceptifs aux
voyages intérieurs et aux trips cosmiques. Contrairement à nos voisins teutons
(Popol Vuh ou Faust bénéficient, de manière encore inexpliquée aujourd’hui,
des largesses financières de leurs maisons de disques), la scène électronique
française se développe dans la marginalité, voire presque dans la
clandestinité. Elle est, la plupart du temps, le fruit de démarches autonomes. Seuls
quelques cas épars comme Jean-Michel Jarre parviennent au succès (n’oublions
pas le bide de ses premiers disques). Ainsi, certains choisissent le confort
relatif de la musique d’illustration (Bernard Fèvre, Jean-Pierre Decerf…),
quand d’autres créent leurs propres labels (Richard Pinhas/Heldon, Pôle…).
Ariel Kalma fait partie de ce second camp, celui de l’autoproduction et des
petites maisons d’édition underground.
À la fin des années soixante, Ariel Kalma, de son vrai
nom Ariel Kalmanowicz, est étudiant en informatique à Paris. Pratiquant le
saxophone depuis l’adolescence, il délaisse progressivement son appétence pour
le Rock & Roll quand il découvre le Free-jazz et les musiques
d’avant-garde. Toutefois, comme nombre de ses contemporains, il doit cachetonner auprès
des vedettes de la variété. C’est ainsi qu’il se retrouve à tourner un temps
avec Salvatore Adamo, le musicien brésilien Baden Powell, ou encore David
McNeil, chanteur aujourd’hui quelque peu oublié du label Saravah (et fils de
Marc Chagall !). En 1974, il participe à la tournée mondiale de Jacques
Higelin. Lors d’une escale en Inde, il est introduit à la musique classique indienne
ainsi qu’à une certaine philosophie mystique qui le bouleverse profondément. C’est,
dit-on, par l’intermédiaire d’un charmeur de serpent qu’il apprend la
respiration circulaire, une technique qui lui permet de souffler des notes
longues et continues à travers ses instruments.
De retour à Paris, il travaille sur l’enregistrement d’un
premier album. Son titre, Le temps de moissons, évoque immédiatement les
chaleurs estivales écrasantes, mais également l’abondance, et le repos bientôt
mérité. La première face ne contient qu’un seul titre, éponyme. Il s’agit d’un
mélange entre les ragas indiens et les boucles répétitives des maîtres du
minimalisme américain. Dans une formule analogue à Terry Riley, il superpose
des pistes de saxophone à travers des filtres de reverb, d’échos et de wah wah.
La seconde face s’ouvre quant à elle vers les territoires de la musique Gnaouas
(Maroc) pour se conclure dans un jam électronique que n’aurait pas renié Urban Sax. Profondément original et personnel, ce premier album, tiré à 1000
exemplaires au milieu des années soixante-dix, s’offre dans un écrin « fait-main »
(sans mauvais jeu de mots) : une simple pochette blanche numérotée au stylo sur laquelle il dessine les contours de sa main droite, accompagnée parfois de symboles ésotériques.
En 1976, Ariel Kalma participe à l’éphémère projet Nyl,
une espèce de « super-groupe » de l’underground, avec d’anciens
membres de Cheval Fou (formation psychédélique complètement délurée à la Gong)
et d’Âme Son. Leur unique album est publié sur Urus, le label d’Heldon.
C’est néanmoins deux ans plus tard qu’Ariel Kalma produit
son disque le plus audacieux, Osmose. Il s’agit d’une œuvre élaborée à quatre
mains avec l’aide de Richard Tinti. Ce dernier participe durant les années
soixante-dix à des missions de field
recordings dans les forêts primaires. Ses captations de
chants d’oiseaux tropicaux, de bruits d'insectes, des sons de la pluie et du vent sur la canopée, servent de trame de départ au
travail d’Ariel. Autour de l’atmosphère sonore de ces contrées impénétrables, il
tisse des pièces profondes et captivantes, dont la force est de ne pas employer les
enregistrements de Richard Tinti comme un simple alibi exotique. Bien au
contraire, il met en valeur une luxuriance sonore naturelle grâce à des bourdons
contemplatifs et des expérimentations acoustiques étonnement modernes. Moins
lo-fi et sans doute plus maitrisé que son premier disque, Osmose est le genre
d’album dont le foisonnement harmonique se révèle au fil des écoutes.
L’article pourrait continuer plus longuement, mais, d’une
part, cela fait déjà beaucoup à digérer, et, d’autre part, Ariel Kalma tombe
petit à petit dans une New Age mollassonne qui semble d’un intérêt
moindre, ou alors pour les plus curieux ou les plus gourmands. Son œuvre énigmatique ne témoigne pas moins d'une remarquable modernité, aussi bien dans le traitement sonore que dans la démarche. Les deux disques
évoqués ont été réédités (avec des titres en plus et en moins...), tandis que sa
discographie est en écoute libre sur son bandcamp.